Tu sais, papa, tu me manques vraiment.
Au début, quand tu est parti, c'était comme un trou noir. Tout était noir, tout était vide, plus rien n'avait de sens. Et puis, petit à petit, c'est devenu le contraire. Chaque chose est devenue une raison de continuer. Chaque sourire, chaque nuit, chaque brise, chaque être humain, chaque rencontre, chaque moment que tu ne verrais pas est devenu ma raison de vivre.
Je me suis fixé un but. J'ai oublié tout le reste et j'ai atteint mon but. Ca m'a occupée. Un an. J'ai avancé, j'ai fait la fière, j'ai tenu bon. Pendant un an. Et puis, après, quoi ?
Et bien, après, on essaye de faire pareil mais ça marche plus. On essaye de faire comme les autres et ça marche encore moins. On est perdu.
Je me suis rappelée, ou rendue compte, que je ne pouvais pas faire comme les autres, que je ne pouvais plus avancer la tête baissée en me fiant à "ce qui doit être fait" ou "ce qu'il faut faire". Tellement de personnes passent une bonne partie de leur vie (si ce n'est toute leur vie) à suivre ces diktats :
"il faut étudier"
"tu dois choisir un métier qui te plaît/qui te permette de vivre bien maintenant, à 17 ans"
"il faut que tu finisses les études dans lesquelles tu t'es engagé"
Mais moi, je ne peux pas. Je suis dans une quête désespérée de sens, et étudier sans but n'a aucun sens.
Alors, j'ai fait un choix. Et pendant que je faisait mon choix, une des choses les plus importantes pour moi, c'était toi. Qu'est-ce que tu penserais des différentes options ? Qu'est-ce que tu me dirais, qu'est-ce que tu me tairais ? Je sais que tu serais fier de ma décision. Que tu serais presque la seule personne à en être fier. Parce que tu n'aurais pas d'attentes. Parce que tu me dirais "vis ta vie".
T'es parti vivre dans une ferme en Bretagne à 21 ans, t'as été objecteur de conscience (ta grande fierté), alors franchement, arrêter son hypokhâgne et quitter Paris pour aller se trouver un boulot ça fait presque petite joueuse.
Tu sais, les gens qui n'ont perdu personne croient que quand un proche meurt on est triste un moment et puis après ça va mieux. Et qu'au final on oublie. Moi aussi, j'ai eu peur que ça se passe comme ça. Mais pas du tout. Le manque se transforme, il est moins poignant, mais il est presque plus présent.
Tu me manques parce que tu n'as pas été là quand j'ai eu mon bac, tu me manques parce que tu ne m'as pas vue atteindre la majorité, tu me manques parce que ça fait deux réveillons que tu n'es pas là, tu me manques parce que tu n'as jamais connu mon premier copain, ni mon deuxième copain. Tu me manques parce que t'aurais dit qu'ils étaient bien gentils mais bon. Tu me manques parce que si t'étais là, je vivrais avec toi. Parce qu'on formerait une famille entière, parce que j'aurais une vraie famille. Parce que j'aurais enfin un sentiment d'appartenance.
Tu sais, même avant ta mort j'étais bizarre. Différente, et flippante même pour certains. Je me sentais pas à ma place avec les gens de mon âge, et les plus vieux me rejetaient. Alors je m'enfermais en-dedans pour pas trop souffrir. Comme toi. On est deux gros nounours qui grognent. Et puis depuis, l'écart s'est creusé. J'ai grandi trop vite.
Je regarde, j'écoute des gens qui ont une dizaine d'années de plus que moi, et je les trouve tellement jeunes... Ca m'énerve. Je serais toujours l'animal étrange, dont ont se méfie. Parce que, attention ! je pourrais comprendre comment les gens fonctionnent, vu que je prends la peine de les observer.
Je suis paumée, tu sais. Je sais pas ce que je veux faire. J'ai l'air de faire des trucs, d'avancer, de vouloir m'en sortir, mais en fait je suis juste complètement paumée. Je construit ma petite cabane avec des bouts de bois et puis je l'appelle "projet", mais elle m'a pas l'air bien résistante. Mais c'est pas grave, je me dis. Ca sera sûrement comme ça toute ma vie, alors c'est pas grave. Il suffit de vouloir, je me dis.
"Ca va se passer bien" comme dirais l'une.
Et toi tu dirais : "Courage, confiance, en avant !".
Je t'aime, papa.